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…JE LAISSE MON CORPS ET JE M‛EN VAIS…

        …Sans lieu, sans espace, sans sens… Le travail de Jean-Guy Lattraye renvoie à comment l‛un des objectifs de la frontière est l‛exploitation du sujet dans le stereotype commercial, en une analyse qui tend à la métaphore du productif et du reproductif, à la séparation de la machine et du corps organique, de l‛ustensile et du sujet, de l‛uniformisation et du corps. A la frontière, la dissémination de toutes ces distinctions déchaîne la violence qui s‛exerce sur le corps même ainsi que sur le corps étranger. Les instruments les plus quotidiens acquièrent ici un caractère

de violence, non seulement par leur changement d‛échelle ou leur apparence, mais aussi pour leur renvoi à cet homme qui n‛est pas présent mais dont on sent l‛absence, la monumentale disparition ainsi que sa soumission aux codes commerciaux. De plus, les objets quotidiens acquièrent ici un aspect terriblement beau, d‛une beauté derrière laquelle se révèle la lourde tension de la violence. Pour cela, ces oeuvres se génèrent au sein d‛une mimétique qui amène, par un recours à la variation de taille, par un déplacement vers l‛énorme à une conception de l‛espace qui questionne la logique des représentations que nous assumons chaque jour. Ces objetsnparaissent s‛occuper de l‛interchangeabilité des circonstances sociales et biographiques, de leur documentation et de leur

diffusion dans le monde artistique depuis lequel se produit une prise de conscience de la distribution commerciale du pouvoir ainsi que sa coïncidence avec la distribution spatiale qui est également commerciale et stéréotypée. Derrière l‛apparente tranquillité que nous ressentons lors d‛un voyage, lorsque nous

trouvons dans les supermarchés ou dans les pharmacies les mêmes objets que dans notre environnement social, se dévoile alors l‛univers occulte de cette

communauté qu‛est l‛occident : les réseaux commerciaux génèrent les mêmes stéréotypes et aboutissent à une homogénéisation de patrons culturels qui ne correspondent pas aux différences générées par la culture même.

         Objets de pierre qui, muets, sont transformés en oeuvre pour révéler l‛impuissance de la culture, objets-icône qui établissent ici leur logique particulière de domination sur des sujets qu‛ils séduisent, « sujets » comme le définirait

Baudrillard, soumis au déploiement de leur tissu symbolique, modelés à leur image et ressemblance, comme s‛il s‛agissait de dieux. Innocents, polis, de pierre, étrangers à la probabilité d‛une manipulation, à la capacité d‛agir sur eux, de les

prendre ou de les utiliser parce qu‛ici, ce sont eux qui nous utilisent et nous, comme les autres, devenons le résultat d‛une telle manipulation ; ils s‛imposent et nous laissent la place comme entités diminuées dans leur capacité de décider mais précisément grâce à cette ablation pouvons-nous tenter de rechercher par l‛absence, d‛enquêter par un questionnement continuel de ces traces caractéristiques de notre culture qui sont homogénéisées, d‛essayer de scruter en un double chiasma ces règles qui nous enfantent comme dominateurs, mais aussi comme soumis, victimes et bourreaux en une double perversion de ce qu‛ils nous montrent. Objets quotidiens qui, ici, nous montrent comme absents, comme inexistants, incapables de dominer le discours qui nous produit et que nous croyons contrôler ; ces objets nous défont.

         Michel de Certeaux, pour parler des consommateurs que l‛on ne peut réduire à des modèles d‛action dérivés de l‛industrie culturelle a recours au terme de trajectoire, dans la mesure où l‛on se doit d‛évoquer un mouvement temporel (diachronique) dans l‛espace, tout en niant une hypothétique transmutation du

temps dans l‛espace, étant donné que la temporalité possède un caractère irréductible à une représentation graphique des trajectoires. Le temps et son caractère particulier peuvent laisser une trace dans le lieu où se sont produits des actes, ce qui est le signe de la disparition du fait ponctuel et irréductible

de ce qui a eu lieu, et c‛est ce signe qui s‛annonce dans le déplacement d‛échelle des objets de Jean-Guy Lattraye. « Le quotidien s‛invente de mille manières de chasser furtivement dans le domaine des autres»*

         Chasseurs chassés : on a cru pouvoir contrôler les mécanismes du désir. Aujourd‛hui se sont conjurés tous les objets pour que nous cédions du terrain à leur univers, aujourd‛hui nous sommes le chasseur chassé, l‛empire vaincu.

L‛exorcisme s‛est dénoué dans les ciseaux en accord avec lesquels les patrons statistiques coupent le prêt à porter d‛une mode dans laquelle le costume ne correspond jamais aux particularités de chaque corps, ce corps à la mode qui est le premier support de notre absence. Tout se conjure contre cette prétention de

l‛humain, de ses mécanismes de contrôle, quand nous entrons dans un univers dans lequel les hommes, diminués par cette nouvelle mesure de l‛espace de l‛objet icône, se montrent par leur absence, comme un trou béant, comme cette immense tromperie dans laquelle il n‛existe plus aucune vérité dépassant le signe, signe n‛ayant plus aucun sens. Ces objets ne sont plus enchantés, nous sommes le résultat de leur cruelle magie, leur cause et en même temps leur résultat.

         Ce sont des objets réseaux, toile dans laquelle s‛attrapent furtivement les désirs qui conditionnent toute notre structure vitale, toute notre temporalité, l‛usure des jours, l‛ajustement du réveil et de la cravate, nos rides avant d‛accéder à une complète jouissance du temps libre, toutes les routines mais aussi les sourires. Ainsi est le tissu de notre temps civilisateur, également constitué de réseaux de communication dans lesquels nous sommes attrapés, faits de bois comme cet ustensile informatique de Jean-Guy, tissant ce nouveau mode de relation à l‛extérieur, ce nouvel « autre », différent en vérité, cette majorité silencieuse pour laquelle cette utopie occidentale de la communication informatique n‛a aucun sens (plus de la moitié de la population mondiale n‛a même pas le téléphone). Réseaux

piège, tissu, comme l‛usure du temps tisse notre mort. Ne pas posséder, aujourd‛hui, mais possédé, déjà sans plus de corps propre mais à la mesure de tous les corps, de tous les objets.

         Inversion de l‛espace. Celui-ci, comme le corps, n‛obéit déjà plus à son code génétique dans le hasard des rencontres clandestines. Peu à peu s‛est produite l‛usurpation industrielle des corps, de son propre corps comme de celui des autres,

de la même manière que se sont tracées les frontières de tous les espaces dans les termes de la limite de la propriété.

         Aujourd‛hui, laisser le corps, laisser mon corps est plus que jamais m‛incarner.

 

 

Marina Pastor - traduit de l'espagnol

Critique d‛art et professeur de philosophie à l‛université

polytechnique de Valencia.

 

*De Certeau, Michel : « Des pratiques quotidiennes

d‛opposition »

édité en langue espagnole par l‛université de Salamanque

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